Tempête sur la place Tahrir

Les premiers missiles américains tombaient sur Bagdad, et la capitale égyptienne entrait en ébullition. Tout commence jeudi, lorsque des étudiants de l'Université américainedu Caire sortent de leurs campus et s'installent par terre au milieu de la place Tahrir. Vite, la circulation est perturbée et les passagers quittent bus et taxis pour rejoindre les protestataires contre la guerre en Iraq. Comme une tâche d'huile, la nouvelle se propage de l'institut Al-Taawoune à Mounira jusqu'au Musée du Caire. « Nous étions au musée pour suivre un cours sur les dynasties pharaoniques. Un de nos collègues était sorti pour acheter du Coca, il nous a informés de ce qui se passait à l'extérieur. Il n'était pas question de rater cette manifestation », a affirmé Manar, une étudiante à la faculté de tourisme de l'Université de Hélouan. Ils surgissent de presque toutes les ruelles donnant sur l'avenue Qasr Al-Aïni. Les étudiants, en majorité écrasante, ont été suivis par des employés, par des intellectuels, par des députés de l'opposition, mais aussi par des membres de mouvements politiques. Des Nassériens, des islamistes, des Libéraux et des gauchistes. Portant les pancartes de leurs partis, ils ne passent pas inaperçus. Parti arabe démocratique nassérien, Wafd, Tagammoe aux côtés de nouveaux partis non encore autorisés, comme Al-Karama et les Socialistes révolutionnaires. Et voilà que commence un défilé commun, mais surtout spontané. « A bas l'Amérique ... A bas Blair ... A bas Aznar ! », scandent les manifestants en brandissant des drapeaux palestinien et iraqien. « Où est l'armée arabe ? Où est l'armée égyptienne ? », se demandent-ils en tentant de se rapprocher des ambassades américaine et britannique. Ils réclament l'expulsion de leurs ambassadeurs. Mission inachevée puisque les forces de la police anti-émeutes qui avaient été pris à court au début du rassemblement ont cette fois-ci resserré leurs rangs. Casqués, boucliers et matraques à la main, les policiers bloquent tout accès aux ambassades. Découragés, les manifestants rebroussent chemin en direction de la plus grande place de la capitale, mais les plus motivés s'efforcent de percer ce dispositif policier. « Pourquoi la police ? », criaient-ils en montrant leurs banderoles rouges ou noires sur lesquelles on peut lire « A bas l'état d'urgence. Libérez les détenus politiques ! ». Manifester contre l'offensive militaire en Iraq ou encore contre la répression des Palestiniens dans les territoires occupés est leur objectif. Mais comme affirme Karim, un guide touristique, « nous sommes là pour protester aussi contre l'injustice et réclamer la liberté ». C'est là que s'instaure un face-à-face entre policiers et manifestants. Et le rassemblement dégénère en affrontements. Jet de pierres d'un côté, canaux à eau et coups de matraques de l'autre. Echauffourées, accrochages et blessés dans les deux camps. « Pacifiques, pacifiques ... », crient quelques protestataires tentant de calmer une foule de plus en plus en colère. L'appel à la prière de l'après-midi résonne. Une trentaine de personnes, manifestants et policiers, entament, sur le gazon situé au centre de la place Tahrir, une prière suivie de vœux pour le peuple iraqien. La manifestation reprend, cette fois-ci elle est divisée en 3 ou 4 groupes, entouré chacun par des forces anti-émeutes. Sans doute, une manière pour la police de réduire l'écho de la manifestation. La nuit commence à tomber et petit à petit les manifestants se dispersent. Il ne reste plus que quelques petits rassemblements. Verres de thé et cigarettes tournent de main en main, des chants déchirent le silence au centre du Caire. Vers minuit, plus personne n'était sur la place.

Samar Al-Gamal

Iraq. La guerre a déclenché de vives réactions dans la rue égyptienne. Des manifestations ont déferlé tout au long de la semaine et ont donné lieu à des accrochages avec les forces de l'ordre.
La rue en ébullition

« A bas George Bush ! ». « A bas Tony Blair ! ». « Que dieu donne la victoire au peuple iraqien ! ». C'est en brandissant ces slogans que des milliers d'Egyptiens ont déferlé cette semaine dans les rues pour marquer leur colère, leur indignation et leur rejet de la guerre en Iraq. « Non à la guerre ! Il n'y a qu'un seul Dieu, et Bush est l'ennemi de dieu (...) Bush criminel, les musulmans creuseront ta tombe ! », scandaient les manifestants munis de drapeaux iraqiens et palestiniens, et de banderoles hostiles à l'Amérique et à la Grande-Bretagne.

Dès l'annonce des premiers bombardements en Iraq, des manifestations éclataient simultanément au Caire, à Alexandrie, à Hélouan et à Kafr Al-Cheikh. Ils étaient 10 000 à défiler jeudi 20 mars dans la capitale et au moins 20 000 vendredi. Lundi, ce sont quelque 12 000 étudiants qui se sont rassemblés à l'Université d'Al-Azhar, scandant « Bagdad, ne te rends pas ! ».

Des accrochages avec les forces de l'ordre ont eu lieu vendredi. Après la prière, des milliers de manifestants se sont rassemblés devant la mosquée d'Al-Azhar et ont brûlé les drapeaux américains et britanniques. Le cortège, rallié par une foule de citoyens venus de tous bords, s'est ensuite dirigé vers la place Tahrir, au centre-ville, pour aller à l'ambassade américaine. Arrivés sur la place, les manifestants se sont heurtés aux barrages des forces de l'ordre qui voulaient les empêcher d'arriver à l'ambassade. Le cortège a alors tenté de changer d'itinéraire, mais il a été intercepté par des véhicules équipés de canons à eau. Des affrontements ont alors éclaté. Bilan : des dizaines de blessés parmi les manifestants et deux véhicules incendiés. « Il y avait une grande confusion. Les policiers ont agité les chiens policiers, ce qui a fait peur aux manifestants. Certains manifestants et des personnes venues des abords se sont rués vers le véhicule équipé de canons à eau et y ont mis le feu », témoigne Karem Mahmoud, membre du conseil du Syndicat des journalistes qui prenait part à la manifestation. La police a fait état de 27 blessés parmi les forces de l'ordre. Plusieurs dizaines de manifestants ont par ailleurs été arrêtés, de même que deux députés de l'opposition, Hamdine Sabbahi et Mohamad Farid Hassanein, qui ont pris part à la manifestation. « Des officiers en tenue civile ont fait irruption au siège du Syndicat des avocats, où s'étaient dirigés certains manifestants. Ils ont arrêté les deux députés ».

Samedi, le ministère de l'Intérieur annonçait dans un communiqué l'interdiction de toute manifestation sans autorisation préalable. « Le ministère de l'Intérieur fait preuve de compréhension à l'égard du rejet populaire de la guerre en Iraq. Par conséquent, il a été décidé de permettre les manifestations dans certains lieux et à des heures précises uniquement à condition d'obtenir une autorisation préalable », déclare le communiqué du ministère, affirmant que cette mesure vise à ne pas perturber la circulation et la vie quotidienne des citoyens.

Les manifestations sont en principe interdites en vertu de l'Etat d'urgence en vigueur depuis 1981, mais elles sont tolérées dans les enceintes des mosquées et des campus.

Les organismes des droits de l'homme dénoncent des violations graves. « Les forces de l'ordre ont utilisé la répression contre les manifestants. Ils se sont rués sur le cortège de manifestants et ont frappé les citoyens à l'aide de matraques. Même les journalistes et les députés n'ont pas été épargnés. Les forces de l'ordre ont par ailleurs fait irruption au Syndicat des avocats et arrêté les deux députés qui s'y trouvaient sans tenir compte de leur immunité parlementaire. 500 citoyens sont détenus actuellement par les services de sécurité, certains ont subi des tortures », déclare Ahmad Seif Al-Islam, directeur du centre Hicham Moubarak pour les droits de l'homme. Il affirme que la décision du ministère de l'Intérieur d'interdire les manifestations sans autorisation préalable est anticonstitutionnelle « Manifester est un droit garanti à tout citoyen. Le ministère de l'Intérieur nous demande une autorisation pour l'exercice de nos libertés », martèle-t-il. Et d'ajouter : « L'interdiction de manifester remonte à l'occupation britannique. Elle avait pour but de limiter l'influence du mouvement nationaliste à l'époque », déclare Seif Al-Islam. « Cela n'était jamais arrivé depuis le président Sadate que des députés soient arrêtés malgré l'immunité parlementaire ». Il explique que la position de l'Etat est précaire, car il est écartelé entre une opinion publique extrêmement hostile à la guerre et ses intérêts stratégiques avec les Etats-Unis.

Un responsable du ministère de l'Intérieur ayant requis l'anonymat réplique : « Toutes ces accusations sont sans fondement. Les forces de l'ordre ont reçu des instructions d'éviter la violence car la rue est en ébullition et les protestations risquent de tourner à l'émeute. Nous avons des ordres clairs de ne pas intervenir auprès dès manifestants sauf si des troubles commencent. Mais certains manifestants ont cherché à nous provoquer. D'abord, nous utilisons les chiens, puis les matraques puis les canons à eau puis les gaz lacrymogènes afin de disperser les manifestants ». Et d'ajouter : « Les manifestations qui ont été organisées par les étudiants de l'Université américaine se sont déroulées dans le calme. Il n'y a eu aucun accrochage avec les forces de l'ordre. Malheureusement, la majorité des citoyens n'ont pas la culture des manifestations ». Il a également souligné que la plupart des personnes détenues ont été relâchées peu de temps après.

Au fil des bombardements, les manifestations s'enchaînent et les groupes de policiers anti-émeutes sont déployés à toutes les entrées des campus universitaires et des syndicats actifs et surtout aux alentours de l'ambassade américaine, notamment la célèbre place Tahrir.

Chérine Abdel-Azim

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