Trois questions à Mohammed Sayed Tantawi
Samedi 22 mars 2003
(LE MONDE)

 

Grand imam de la mosquée d'Al-Azhar, au Caire, comment réagissez-vous à ceux qui affirment que c'est une guerre contre l'islam ?

Non, non, ce n'est pas une guerre contre l'islam. Ce n'est pas une guerre de religions. Les chrétiens et les musulmans ne sont-ils pas unis pour demander que ce conflit soit réglé au plus vite ? L'islam n'est pas concerné. Ceux qui pensent que l'attaque américaine est une nouvelle forme d'invasion occidentale, et même de croisade comme on l'entend, se trompent. La position de la France et des pays européens qui militent contre la guerre prouve bien qu'il ne s'agit pas d'un conflit de religions ou de civilisations.

Dans aucun de mes sermons du vendredi à Al-Azhar, je n'ai lancé d'appel au djihad au sens de "guerre sainte" que vous donnez à ce mot. Le premier sens du mot djihad en islam, c'est se défendre. Défendre ceux qui n'ont pas les moyens de se défendre, défendre les pauvres, se défendre contre toute forme de vol ou d'agression venant d'un étranger ou même d'un musulman. Il y a encore d'autres sens au mot djihad, comme aider les malades ou réconcilier des individus. Le terrorisme, c'est exactement l'inverse. Le djihad et le terrorisme sont aussi différents que le ciel et la terre. Le terrorisme s'en prend à des biens, à des personnes, à un pays. Tout est dans ce verset du Coran : "Luttez contre ceux qui luttent contre vous, mais n'attaquez jamais l'autre".

Faut-il comprendre que la résistance à l'attaque des Etats-Unis serait, pour les Irakiens, une forme de légitime défense autorisant le djihad ?

Quand un pays détruit un autre pays, ses biens, son économie, Dieu peut lui donner le droit de se défendre. La guerre est toujours un acte horrible contre l'humanité, et on ne peut jamais prévoir l'étendue de ses conséquences. Comme simple être humain, je demande à Dieu que cette guerre cesse le plus vite possible et que les dégâts humains et matériels soient les moins graves possible. Je demande aux musulmans de faire tout ce qu'ils peuvent pour venir en aide aux Irakiens et à toutes les victimes de cette guerre.

On dit souvent en Europe que l'islam est figé, incapable de se réformer. Cette opinion vous paraît-elle fondée ?

La religion musulmane ne cesse de se développer dans le monde, tout en conservant son patrimoine de valeurs humaines. Elle a fait évoluer les mentalités dans des domaines comme l'agriculture, les sciences, l'industrie, etc. Il est donc faux de dire que l'islam s'est figé et n'évolue pas. Il progresse sur tous les plans, sauf un : la croyance fondamentale.

La foi musulmane est la même depuis quatorze siècles. La croyance en Dieu ne peut pas changer. L'évolution n'est pas permise sur le plan de la croyance en Dieu et de l'éthique musulmane. L'ijtihad (réforme de l'islam) est possible dans tous les domaines, sauf dans celui de la croyance et de l'éthique.

Les principes de la morale musulmane sont immuables. Ce sont des piliers de l'islam. Ils sont connus depuis le Prophète et ils devront s'appliquer jusqu'à la fin des temps. Ils font partie de la croyance fondamentale et, je le répète, ils ne peuvent pas changer.

Propos recueillis par Henri Tincq

 

 

 

 


Derrière le "silence" de la rue égyptienne, un débat sur "l'après-Saddam  Hussein"
Lundi 17 mars 2003
(LE MONDE)

La population doute que les Américains favorisent un renouveau démocratique mais le désir d'y croire existe dans un pays soumis depuis trente ans à l'état d'urgence

 

Le Caire de notre envoyée spéciale

"Vous voulez savoir ce que pensent vraiment les pauvres en Egypte ? Je peux vous le dire entre nous. Ils disent : Que viennent les colonisateurs américains, au moins nous donneront-ils à manger !" Ces paroles sacrilèges de Samih, jeune désœuvré du quartier populaire de Boulaq, provoquent des soupirs mais pas d'indignation alentour. Son attitude serait loin d'être l'exception dans une Egypte à bout de souffle, tenue hors du gouffre par ses bailleurs de fonds américains et soumise depuis 30 ans à une étouffante loi sur l'état d'urgence.

C'est du moins ce qu'assurent certains intellectuels - de préférence hors micro, car un tel "défaitisme" n'a pas droit de cité. Parmi eux, Shouhdi, un ancien du puissant mais éphémère mouvement étudiant du début des années 1970, se dit aujourd'hui d'accord avec Samih, face à "l'hypocrisie et la corruption d'un pouvoir figé et impuissant". Alors, si Bush promet d'imposer la démocratie aux dictatures arabes, "va pour la guerre !", dit-il.

"C'est l'avis des 5 % les plus pauvres de la population et des 5 % les plus riches, prêts à vendre père et mère", assure Mohammad Abdessalam, du Centre d'études stratégiques d'Al-Ahram, qui reconnaît toutefois n'avoir aucune donnée fiable sur l'état de l'opinion. Ce chercheur proche du pouvoir donne une des explications courantes au "silence de la rue" égyptienne : "Depuis plus de deux ans, dit-il, les Egyptiens voient tous les soirs à la télévision les massacres en Palestine, ils ont vu que leurs manifestations n'ont servi à rien et ils se disent qu'elles serviront encore moins dans le cas de l'Irak."

En réalité, depuis les émeutes de 1977, les manifestations de rue sont interdites. Les maigres centaines d'opposants à avoir bravé l'interdiction ces derniers mois se sont chaque fois retrouvés isolés par un nombre supérieur de policiers et des organisateurs furent arrêtés. Pour manifester contre Bush, il fallait l'accord d'un pouvoir que chacun sait être soumis aux Américains. Les Frères musulmans, seule opposition importante, ont ainsi attendu son autorisation pour rassembler, avec d'autres partis, une centaine de milliers de personnes dans un stade. Une semaine plus tard, le Parti national démocratique au pouvoir drainait dans la rue plusieurs centaines de milliers de manifestants anti-guerre dociles. Le président Hosni Moubarak entendait ainsi montrer à ses alliés américains qu'il doit tenir compte d'une opinion "antiguerre", mais aussi qu'il reste! capable de la canaliser. Il s'agit d'éviter que l'Egypte figure sur la liste des régimes à changer au Moyen-Orient.

Cette assurance n'est bien sûr pas fournie explicitement, mais le chercheur d'Al-Ahram en est certain, après une tournée récente aux Etats-Unis. "Nous ne manquons pas d'agitateurs pour dire le contraire, pour dire que le tour de l'Egypte viendra après celui de l'Irak, de la Syrie, de l'Iran ou de la Libye, mais ces provocateurs n'y croient pas eux-mêmes, assure-t-il. Même l'Arabie saoudite, problème autrement plus urgent pour Washington que l'Egypte, ne sera soumise qu'à des pressions en faveur des réformes, avec soutien du pouvoir en place."

Est-ce à dire que les Etats-Unis auraient déjà décidé de soutenir le fils du président, Gamal, qui se pose de plus en plus en héritier et garant de réformes à venir ? Le sujet est tabou, de même que celui de l'état de l'armée, supposée empêcher toute prise du pouvoir par les islamistes. Mais le succès des propos récents, tenus dans l'Université américaine du Caire, par le doyen de la politique égyptienne Hassanein Heykal, appelant le président et son fils à renoncer à toute idée de "présidence monarchique" au profit d'une vraie transition démocratique, laisserait entendre que Washington hésite encore à ce sujet. En tout état de cause, la question est posée en ces termes, car "un débat court partout en filigrane : l'arrivée des Américains va-t-elle favoriser un renouveau ! démocratique et économique en Egypte ?", assure le journaliste Oussama Al-Ghazouli.

La population en doute très fort, avant tout à cause du soutien américain à Israël, mais le désir d'y croire, ne fusse que par désespoir, est sans conteste également présent. Il expliquerait en partie ce "silence" de la rue. "C'est un retour à l'esprit de Camp David, qui voit les Etats-Unis en intermédiaire obligé, seul capable de résoudre les problèmes de la région", constate un diplomate européen.

Sophie Shihab

 

 


 

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